Le métier de camionneur ? Ça ne m'était jamais vraiment venu à l'esprit jusqu'au jour du coming-out où je tombais sur la borne d'arcade de 18 Wheeler ***American Pro Trucker***. Une cabine énorme, surélevée, surplombée du plus immense volant jamais manipulé dans une salle de jeu. Et la cerise sur le gâteau en plein milieu de tout ça : un énorme klaxon qui attirait l'œil comme un phare dans la nuit, sexy et irrésistible comme la pinup vulgaire airbrushée sur la remorque d'un forain. La partie coûtait un bras mais rien à fiche, l'expérience se devait d'être vécue.

Accueilli par le joyeux tintement des crédits et la voix chaude et virile d'un confrère routier, on choisit son avatar entre un cowboy, une cowgirl, un gros cowboy et un cowboy black. On nous annonce qu'on a un contrat pour traverser les Etats-Unis de New York vers la Floride et on se retrouve dans la cabine, les yeux sur la route, et l'aventure commence pied au plancher sur la rocade tandis que la radio des cow-bo… des routiers lance un bon rock viril.

La circulation est dense et percuter un autre véhicule peut avoir des conséquences très graves (on perd du temps), on a dès lors très vite l'occasion d'utiliser LE KLAXON pour signaler la présence de son ange messager de plusieurs tonnes aux pots de yaourt conduits par des vieux qui bouchent le passage. Et ça marche ! Les voitures, terrorisées par les décharges sonores se rabattent sur le côté. Ivre de puissance, on transperce la circulation comme une lame de couteau à travers un nounours en gélatine jusqu'à ce qu'une grosse voix bien antipathique ne résonne à la radio tandis qu'un gros camion noir vous fait une queue de poisson devant tout le monde : Lizard Tail revendique la place de meilleur routier des USA. Rien qu'au ton de sa voix, on imagine le type qui milite pour les armes à feu, a voté pour Trump et épousé plusieurs de ses cousines. On n'est plus dans une course mais dans un duel à mort alors on se concentre un peu plus sur la route et on essaie de mettre l'adversaire dans le fossé. Les kilomètres s'étirent, les paysages défilent, et un drôle de bruit de minuteur se fait entendre et… Game Over ? On retombe dans le monde réel, rien de tout cela n'était vrai. On sort de la simili-cabine et on regarde sa montre. 5 minutes ?? On a vécu tout ça en moins de 5 minutes ?

C'est que 18 Wheeler est un jeu d'arcade, on ne peut pas laisser le joueur occuper la machine trop longtemps. Sega distord le temps comme cette planète bizarre dans le film Interstellar, les chevauchées mécaniques à travers l'Amérique ne durent que quelques minutes qui concentrent le meilleur et le pire de ce qu'un professionnel du transport vivra dans toute une vie.

Cette expérience fugace, on ne l'oubliera pas et on se fait une joie de refaire le jeu dès qu'il est proposé, adapté à la perfection sur la Sega Dreamcast. Plus de volant magnifique ni d'écran géant mais les sensations sont encore là (et le bruit du KLAXON) et on peut jouer autant qu'on veut jusqu'à voir l'écran final. On réalise que 18 Wheeler n'est pas un jeu d'arcade un peu bourrin, c'est au contraire une course épurée, tout en finesse, qui demande une maîtrise parfaite de chaque trajectoire et l'utilisation intelligente du phénomène d'aspiration derrière les autres poids lourds afin de déjouer un chrono incroyablement mesquin entre deux checkpoints. Chaque coup de volant, chaque tournant peut s'avérer décisif dans la victoire ou l'humiliant game over en plein milieu de la route. Arriver au générique de fin prend en tout et pour tout un petit quart d'heure, mais quelle expérience ! On sort de là avec les jambes qui tremblent et l'impression d'avoir vraiment traversé l'Amérique du Nord en échappant à une tornade ou en risquant sa vie en longeant les falaises du Grand Canyon. Cela n'empêche pas le jeu de se prendre une bonne déculottée dans les sites spécialisés : on lui accorde le fait d'être bien réalisé et fun mais sa nature même de jeu d'arcade ne passe pas, les journalistes déconseillent l'achat d'un soft dont on fait le tour en moins d'une heure. Sega sort une suite quelques années plus tard,"The King of Route 66", qui corrige la plupart des reproches : le jeu est bien plus long, bien plus varié. La machine d'arcade passe inaperçu, l'adaptation sur PS2, plombée par exactement les mêmes reproches que le premier épisode, ne fait pas mieux…

Apparemment, le vent a bien tourné et aujourd'hui il y a des vrais gens qui achètent en vrai un jeu allemand sur PC qui simule la traversée de l'Europe en poids lourds en temps réel. Un grand homme a dit " 'faut de tout tu sais, 'faut de tout c'est vrai, 'faut de tout pour faire un monde". En ce qui me concerne, j'ai désinstallé Gran Turismo de la PS4 après trois parties, mais je joue encore régulièrement à 18 Wheeler sur la Dreamcast. Et purée, il y a encore autant de plaisir à faire virer les vieux dans leurs pots de yaourt avec le glorieux KLAXON qu'aux premiers jours.