Le jeu s’appelle en fait Street Fighter 2 (on a jamais entendu parler du premier épisode). Impossible d’accéder à la borne, mais on aperçoit l’impressionnante sarabande de pièces de dix francs posées au-dessus du panel pour réserver la partie suivante, on sait que de toute façon on ne pourra pas y jouer avant longtemps. Alors on se carre dans son coin et on assiste au spectacle. On remarque que la borne comporte deux sticks et 6 (!!) boutons pour chaque joueur.

C’est un jeu basé sur l’affrontement de l’autre, simple constatation qui amène un paradigme dont on a pas encore idée : à compter de ce moment les jeux vidéo ne se résumeront plus à du scoring, à des explorations répétitives, à affronter des vagues d’ennemis. Maîtriser Street Fighter 2, ça ne voudra plus dire seulement afficher ses 3 initiales sur le tableau des scores mais surtout battre les autres joueurs en combat singulier, devenir le best of the best de la salle d’arcade.

Bien sûr on a déjà vu d’autres jeux de combat en duel (Yie-Ar Kung fu et Barbarian, le final de Double Dragon…) mais jamais avec autant de boutons et autant de richesse tactique. 8 personnages distincts, incarnant chacun une manière complètement différente de jouer. Les barres de vie sont conséquentes et les victoires se font sur deux matchs remportés. Pas de place pour le hasard ou pour le bourrinage de boutons, seules comptent la technique et le talent.

Arrive enfin le jour où la borne est disponible. Les mains moites, on met les sous avec le pote et on appuie sur enter. Le roster est là, on se sent un peu intimidé devant le casting. 8 personnages différents ! Jamais vu un choix pareil. C’est là qu’on se dit qu’on ne connaît même pas leurs noms, qu’ils n’étaient jusqu’à présent que des silhouettes colorées maîtrisées par d’autres. Il y a le héros karatéka et son clone blond en kimono rouge, un sumo moche avec des tatouages sur le visage, une bête sauvage jaune, un mec louche avec une coupe de cheveux bizarre, une chinoise déterminée, une brute barbue et un sorcier exotique. Instinctivement on choisit la bête, on se dit qu’elle doit en avoir sous le capot. Le pote choisit la fille, probablement parce qu’elle va être rapide.

L’affrontement arrive, « Round 1. Fight ! » Maintenant qu’on a les yeux directement devant le moniteur, les personnages semblent occuper tout l'espace comme des géants. On se surprend à constater que Chun-Li (la fille) a des jambes musclées superbes.

Et on commence à bourriner les boutons un peu n’importe comment en tordant le joystick dans tous les sens. Pour sauter, il faut aller vers le haut avec le stick (c’est bizarre), on s’envoie des coups de poing et des coups de pieds et on découvre par accident deux techniques spéciales en martelant les boutons. Je crois me souvenir que c’est moi qui gagne en électrocutant la chinoise. Le sentiment de triomphe dure une bonne minute avant que l’ordinateur ne prenne la place de mon adversaire humain… La même tactique ne marche absolument plus, c’est un vrai massacre. Ce ne sera que la première d’une infinité de grosses raclées, Street Fighter 2 sera aussi le senseï qui enseignera l’humilité et les bénéfices de l'entraînement à des millions de combattants en herbe.

Mais c'est aussi le début de l’enfer de la toxicomanie. La moindre pièce de monnaie soudain dédiée à la borne, le besoin de jouer permanent. Un seul sujet de conversation à la cantine, les yeux rouges, les poignets tellement courbaturés qu’ils ne peuvent plus tenir une fourchette à table. La quête désespérée de la moindre rumeur pouvant expliquer la manière de sortir les boules de feu…

En quelques semaines, les clones arrivent en masse dans les salles de jeu. La concurrence propose des ninjas photoréalistes ou des monstres, des samouraïs et des filles à grosse poitrine, des effets de zoom ou des écrans de choix de plusieurs dizaines de personnages, mais rien n’égale jamais l’original en rythme et en jouabilité, d’autant que Capcom entretient régulièrement son avance avec de nouvelles versions où on peut enfin jouer les boss cachés, puis avec un mode turbo, puis plus de coups spéciaux, puis quelques nouveaux persos puis des furies ultimes…

Le monument est finalement adapté sur la Super Nintendo et vendu sans surprise en millions d’exemplaires malgré un tarif absolument obscène, puis la Megadrive, PC Engine, Amiga et Atari ST, Game Boy et Sega Master System et absolument tous les systèmes en fait, qui depuis lors ont leur version ou un descendant direct.

30 ans plus tard (purée, ça fait mal d'écrire ça…), c'est comment de se refaire un petit Street 2 en 2021 ? Blasés que nous sommes par les rosters pharaoniques, on trouve bien sûr le choix de combattants un peu riquiqui mais lancé dans le combat, la technique se tient encore drôlement bien. Les animations sont fluides, la jouabilité toujours au millimètre (et on sait enfin sortir les ShoRyuKen à la demande). Ça paraît peut-être un peu lent parce qu'on s'est habitué à un rythme effréné des productions modernes mais papi se défend encore franchement bien, on lui voit à peine les rides. On vous refera le bilan en 2051, je parie qu'il en aura encore dans le ventre.