Demandez un peu à un possesseur de Megadrive de l'époque s'il se rappelle de la fois où il a placé sa cartouche de Shinobi pour la première fois avant d'allumer la console. Ce bruit, cette musique. Cette ombre dissimulée dans la nuit orageuse qui vous tombe dessus en vous perçant du regard... Les cinématiques de jeu c'est encore de la science-fiction mais en quelques habiles animations, Sega nous plonge dans une ambiance ciné jamais vue. Et ce n'est pas fini, arrivé au menu principal, le nom du compositeur est nommément cité. Jamais vu un truc pareil, d'habitude on n'apprend le nom des responsables du jeu qu'au générique de fin, et encore à condition d'aimer les pseudonymes courts. Quel culot ! On se figure immédiatement que ce monsieur "Yuzo Koshiro", ça doit être une grande star au Japon (en fait non, juste un gars talentueux qui a bien négocié son contrat...)(... et d'autant plus quand on apprendra plusieurs décennies plus tard que Michael Jackson avait composé des musiques pour plusieurs jeux mais n'est crédité nulle part !)

On a déjà les mains toutes moites sur la manette noire futuriste aux trois boutons d'action. On appuie sur "start" et c'est plongée immédiate dans le monde âpre et violent de la lutte contre la mafia ninja. Les sprites sont énormes, détaillés et réalistes. L'ambiance d'un jardin japonais nocturne est envoûtante : bambous, pagodes, plusieurs scrollings parallaxes renforcent le relief du décor, ambiance soutenue par des petits détails subtils (feuilles mortes emportées par le vent, lever de lune) et une musique d'ambiance qui a plus de la symphonie ciné que du chiptune.

Oui, on est alors déjà bien au courant de la supériorité théorique d'une machine 16 bits face aux NES, Master System et même PC Engine du moment mais on ne se rendait pas compte du fossé technologique. Pas un jeu du moment n'est aussi majestueux, même en arcade. En quelques pas, on comprend que cette splendeur ne se vivra pas au dépend de la jouabilité. Le rythme choisi pour l'expérience console est plus réfléchi, infiniment plus pédagogue que le grand frère Shinobi des salles de jeu qui vous envoyait des hordes de sprinters à la figure et vous octroyait un seul point de vie.
Ici on a le droit à l'erreur avec une barre entière de vitalité et les ninjas rivaux de l'horrible organisation Neo Zeed arrivent poliment, un par un (au début du moins...). On se découvre un double saut et la capacité d'arroser l'écran de shurikens, jolie montée en gamme. A la suite du grand corridor plat du premier niveau, on est déjà étonné dès le deuxième stage de devoir explorer un manoir médiéval plein de chausses-trappes et de passages secrets. Mine de rien, il faut quand même un peu réfléchir, revenir sur ses pas et faire attention à sa santé qui descend très vite (surtout quand on se fait pousser par un vilain dans une fosse de bambous acérés...).

Troisième niveau, le boss. Oh purée, là aussi il y a montée en gamme. On ne sait pas ce qui est le plus impressionnant entre ce titan en armure de samouraï ou l'incroyable musique d'ambiance. Ce n'est plus une impression de jouer qu'on a mais de littéralement assister à un combat mythologique.

Franchement on se dit qu'on a déjà probablement fait le meilleur mais on se trompe. Le niveau suivant fait encore pleurer de joie les esthètes jusqu'à ce jour avec juste la plus belle chute d'eau de toute l'histoire du jeu vidéo. C'est tellement beau qu'on oublie tout, les yeux dérivent tous seuls, on fait plus gaffe à rien, on se prend les shurikens ennemis et on se tue dans un précipice.
Le niveau suivant, les ruelles mal famées nocturnes, est infiniment moins frappant au niveau visuel mais innove en proposant un level design ouvert qui préfigure la liberté de circuler d'un futur Sonic. Enfin au bout du tunnel, étonnante bataille contre un démon mimétique au milieu des stroboscopes d'une boîte de nuit. Plein les yeux et plein les oreilles semble être le mantra de l'oeuvre, décidément.

Je ne vais pas vous faire le catalogue complet mais Revenge of Shinobi met un point d'honneur à proposer quelque chose de différent et d'incroyable à chacun de ses nombreux niveaux (il y en a 24). Un niveau entièrement vertical, la traversée d'une autoroute en esquivant les véhicules, jongler entre deux espaces de jeu parallèle avant/arrière... Et des boss plus incroyables les uns que les autres, souvent "inspirés" (plagiés) des mythes cinématographiques du moment. Un culturiste cyborg vous enverra des carcasses de voitures à la figure en se désagrégeant petit à petit, un dinosaure géant mutant vous crachera des rayons lasers dessus et last, but not least, Spider-man tentera de vous tuer avant de se transformer en Batman (oui, ça ne s'invente pas). Si c'était un vrai film ça ne pourrait être que nanardesque mais l'incroyable soin dans les graphismes et cette musique décidément monumentale rendent l'oeuvre imperméable à la moquerie.

Sega reçoit quand même une foultitude de mises en garde juridiques et doit mettre à jour son jeu sur au moins 5 versions différentes : le regard du héros dans l'intro est modifié (apparemment, il avait été scanné sur les yeux du Alain Delon local), Batman est remplacé par le Devilman de Go Nagai (qui est probablement plus tolérant sur les droits d'auteur), Godzilla est écorché vif (ce qui explique enfin son agressivité), Terminator est vert fluo, les soldats ennemis se rasent la tête pour ne plus ressembler à Stallone et Jacky Chan n'attaque plus les touristes à Chinatown... Ouf !

Malgré ces petites avanies, Revenge of Shinobi garde la tête haute et reste durant longtemps le mètre étalon du jeu d'action, audacieux jusque dans le combat final contre le terrible boss grimé en acteur de théâtre Kabuki. Le vaincre n'est pas suffisant pour gagner, il faut également se grouiller sous peine de voir mourir votre fiancée prisonnière et d'assister à la mauvaise fin.

Après une telle expérience tout le monde veut devenir ninja à la cour de récré. La suite officielle du Shinobi arcade "Shadow Dancer" sort l'année suivante sur Megadrive, tout le monde fait semblant de l'adorer même si la technique et le level design sont très très inférieurs à Revenge of... (et ne parlons même pas des musiques). Un épisode très sympa sur GameGear et enfin, quatre longues années plus tard, juste avant l'enterrement des 16 bits arrive l'authentique successeur, "Shinobi 3, revenge of the ninja master", parmi les derniers triomphes techniques de Sega en matière de scroller, mais malheureusement orphelin des compositions de Koshiro sensei, qui dévoue désormais son génie à la série des Streets of Rage.  
Sega tente encore mollement de faire évoluer la série sur Saturn à renfort de sprites digitalisés façon Mortal Kombat mais l'action peu passionnante est plombée par des vidéos live franchement gênantes, genre sentai du Club Do'.
Passons bien vite sur le passage au polygones de la génération PS2.

Disons les choses honnêtement :  la meilleure prestation de Joe Musashi depuis la Megadrive reste à ce jour sa participation à l'épatant "Sonic and Sega All Stars Racing Transformed" en 2012.

Allons-nous nous quitter sur la note douce-amère du "c'était mieux avant" ? J'aime à croire que non. En fait, un héritier illégitime a prospéré comme un phénix sur les cendres du mythe du ninja justicier. Cet héritier, c'est le Ninja Gaiden de Tecmo qui joue tout autant la carte de l'assassin des ombres, invisible et meurtrier que du beat-em up pêchu et technique, avec une touche d'aventure et exploration et deux pincées de James Bond. Croyez-bien que je vous en reparlerai, mais en attendant, levons nos verres de saké vers le soleil levant en l'honneur du Shinobi de la justice et des incroyables souvenirs de jeu dont nous lui sommes redevables.